Cher Marco,
Cela fait un an, une longue année, que tu nous a quittés.
Bien des gens ont écrit sur ta biographie, tes capacités
intellectuelles extraordinaires, etc... Tous t'ont admiré et aimé.
Tu sais, moi aussi je t'ai aimé et admiré, et jamais ne cesserai.
Je crois néanmoins avoir une touche personnelle à apporter,
quelques souvenirs, évènements, rencontres avec toi qui me
permettront (comme à chacun de ceux qui t'ont approché) d'ajouter
quelques notes à l'orchestre véritablement international
qui chante si bruyamment tes louanges depuis que tu n'es plus.
Je t'ai rencontré pour la première fois il y a environ 25
ans dans un Séminaire Interdisciplinaire au Collège de France.
Quelqu'un avait fait un exposé et (selon mon habitude) j'ai commenté
à la fin. Tu étais assis non loin de moi et, te tournant
vers moi, tu as dit: "Pas con, petit frère, pas con du tout.
Je sens que toi et moi serons de bons amis".
Et il en fut ainsi. Depuis ce jour nous devînmes de bons amis, et
cela dura jusqu'à ton dernier jour. A dire vrai, cette amitié
restera dans mon coeur aussi longtemps que je vivrai.
Qui étais-tu, Marco ? Avant tout quelqu'un qui aimait profondément
l'humanité, en dépit de sa stupidité généralisée
et de sa grégarité qui lui fait dans bien des domaines suivre
les guides qu'elle se donne.
Tu étais très fidèle en amitié et extrêmement
généreux avec les gens.
La profondeur de ta pensée et de ta lecture et tes extraordinaires
capacités intellectuelles te rattachent à une espèce
qui a disparu depuis plusieurs siècles : une personnalité
de la Renaissance, un véritable grand philosophe des sciences de
la Nature et un humaniste. Quand tu posais une question portant sur la
physique, elle était toujours pénétrante et nous pouvions
en discuter - souvent par téléphone - pendant des heures.
Il en allait de même en biologie (rappelle-toi, ton dernier combat
fut contre les Darwinistes), en linguistique et dans bien d'autres domaines.
Tu étais viscéralement non-conformiste. Jamais tu n'as pu
te reposer sur tes lauriers dans les divers domaines de la connaissance
que tu as touchés et, comme bien de nos collègues, profiter
de ta gloire. Il te fallait toujours aller plus loin, plus en profondeur,
élargir ton champ de connaissance, penser, lire, converser.
Te souvient-il du temps où nous siégions ensemble au Conseil
Scientifique de l'UAP. Oh, combien nous avons tous ri à l'époque
lorsque tu maniais, avec le brio qui t'est coutumier, divers paradoxes
jusqu'à ce que le rival soit acculé dans un coin ! Comme
tout ceci était fantastique et très souvent extrêmement
productif !
Te rappelles-tu de notre dernière rencontre avec Max Delbruck ?
Ou des soirées mémorables avec notre ami commun, trop tôt
disparu, Stan Ulam - chez qui l'on retrouvait certains de tes traits intellectuels
?
Et cependant, frère Marco, il y a une question que je n'ai jamais
osé te poser. Chaque grand homme a ses contradictions internes et
tu n'en étais pas exempt. Rappelle-toi, dans les années 70,
nous riions de cette vénérable institution qui a pour nom
l'Académie des Sciences et des "vieux boucs" qui en faisaient
partie. Je fus peiné de voir que bien des années après
le fait de devenir Académicien est devenu important pour toi. Tu
avais grandi en âge et avais fini par trouver honorifique d'appartenir
à un Club en compagnie de gens dont le niveau était en moyenne
très en-dessous du tien.
Mais tout ceci est secondaire et relève de l'anecdote. A tes amis
et tes collègues, à tes anciens étudiants, à
la communauté scientifique toute entière (où les phénomènes
dans ton genre sont malheureusement bien trop rares), à tous ceux
qui furent profondément inspirés par ton exemple personnel
- à tous tu manques déjà énormément.
Ils t'aimeront et t'admireront toujours.