De Chapel Hill à la Lotharingie

La note écrite par Herb Wilf [1] à la mémoire de Marcel-Paul Schützenberger résume parfaitement les qualités intellectuelles et humaines du grand maître, mentor et ami que beaucoup d'entre nous viennent de perdre. C'était, en effet, un esprit exceptionnel, ouvert à tous les courants de la science. Moshe Flato écrivait dans l'article qu'il lui a consacré dans l'ouvrage "Mots" [2, p. 70] que c'était "l'un des savants les plus pluridisciplinaires" qu'il avait connus. C'était quelqu'un dont on peut dire qu'il avait un "discours," discours rempli d'images inattendues et de paradoxes; jamais il ne sacrifiait aux idées banales sur un quelconque sujet, mais il imaginait toujours une solide construction intellectuelle dans laquelle de nouvelles idées, toujours originales, venaient s'insérer. Indéniablement, il était un grand maître du verbe. Une conversation avec lui était un enrichissement; toutes sortes de sujets pouvaient être abordés: mathématique, physique, biologie, philosophie, science politique, ... , ou simplement l'air du temps.

C'est un grand choc que de se rendre compte tout d'un coup que la longue conversation que j'entretiens avec lui depuis trente-six ans est maintenant interrompue. En effet, c'est en 1960 que j'ai fait sa connaissance, à Chapel Hill, Caroline du Nord. Il n'avait pas encore quarante ans. Le regretté professeur Raj-Chandra Bose, qui venait de construire, conjointement avec Dijen Ray-Chaudhury, la famille bien connue des codes correcteurs d'erreur qui portent leurs noms, l'avait invité à passer une année à Chapel Hill. Marco avait connu la grande période du M.I.T. dans les années cinquante, lorsque Claude Shannon avait réalisé son travail de pionnier en Théorie de l'Information et que lui-même avec Noam Chomsky avait rendu accessible la théorie des langages "context-free" aux linguistes.

A cette époque, on voulait trouver des codes mieux structurés, faciles à concevoir, à analyser et à implanter. L'une des solutions a été le concept de code de longueur finie. Leur étude est toujours d'actualité chez les mathématiciens et ingénieurs électriciens. Marco n'a pas travaillé véritablement dans cette branche, mais a plutôt mis en forme la théorie de ce qu'on appelle les codes à longueur variable dans le contexte des langages formels. Bose pensait que sa vision sur tous les problèmes relevant de la théorie du codage en général serait d'un apport décisif pour son école de Chapel Hill. Marco a donné plusieurs séminaires sur la théorie des langages formels, à sa façon très personnelle, peu orthodoxe, mais toujours pleine d'esprit. En fait, l'essence de son enseignement était donnée après les cours, autour d'une tasse de café, à l'intérieur d'un petit groupe. Heureusement, on ne lui a jamais demandé d'assurer le cours de calcul pour les étudiants de première année.

En 1961-62, il a enseigné à la Medical School de Harvard, puis il est revenu reprendre son poste à la Faculté des Sciences de Poitiers. Il obtint un poste permanent à Paris en 1964, d'abord comme directeur de recherche au C.N.R.S., ensuite comme professeur à la Faculté des Sciences qui devint plus tard les noyaux des deux Universités Paris VI et Paris VII.

J'ai eu le grand privilège de le rencontrer à Paris après mon service militaire en 1963. Je dois dire que c'est grâce à lui et à sa direction scientifique de tout premier plan que j'ai terminé ma thèse de Doctorat d'Etat. Une visite chez lui pouvait durer tout l'après-midi et toute la soirée. Ce fut d'ailleurs encore le cas lorsque je l'ai vu pour la dernière fois en janvier dernier.

A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix il avait déjà atteint une réputation internationale qui en faisait le leader incontesté dans la théorie des langages formels et de l'informatique théorique. La liste de ses étudiants de doctorat de cette époque comprend: Maurice Nivat, Jean-François Perrot, Maurice Gross, Jean Berstel, Robert Cori, Gérard-Xavier Viennot, André Lentin, Michel Fliess, Dominique Perrin. Cette liste est sans doute incomplète, car il avait beaucoup d'autres disciples tant en France qu'à l'étranger.

On peut se demander pour quelles raisons il n'a pas écrit l'ouvrage de référence sur les langages formels. Ce travail a été fait par Samuel Eilenberg [3] qui disait dans la préface de son premier volume: "Le lecteur trouvera que le nom de M. P. Schützenberger est souvent cité comme auteur (ou comme coauteur avec moi) de beaucoup de nouveaux résultats ou démonstrations paraissant dans ce volume; la plupart n'ont pas été publiés auparavant. Cependant, sa contribution est allée beaucoup plus loin; en fait, chaque phase du développement présenté ici a été sans fin discuté avec lui."

Dans les années soixante-dix, il fut nommé membre correspondant de l'Académie des Sciences. Il était clair que cette reconnaissance par les corps établis lui faisait plaisir, bien qu'il ne manquait pas de dire en plaisantant que le plus grand avantage de cette nomination était d'avoir le privilège de faire des discours sans être interrompu à la première occasion!

En 1988, il fut promu membre de l'Institut. Je me rappelle lui avoir demandé ce que ça lui faisait d'appartenir désormais à cette respectable assemblée. La réponse fut la suivante: "Oui, maintenant Jean-Pierre Serre me serre la main!"

L'une de ses convictions profondes était que la plupart des identités remarquables de l'Analyse classique étaient devaient être établies par des méthodes géométriques appropriées. Notre mémoire sur les polynomes Eulériens [4] fut écrit dans cet esprit. Il est vrai que désormais beaucoup de formules sur les fonctions spéciales ont été démontrées par des méthodes combinatoires. Dans la plupart des cas, il s'agit de trouver des suites de structures finies dans lesquelles l'identité sous-jacente ne reflète que l'action d'une transformation dans la géométrie de ces structures.

Le premier article fondamental qui a été à l'origine de la théorie combinatoire des fonctions symétriques et de l'algèbre des tableaux remonte à 1963 ("Quelques remarques sur une construction de Schensted" [5]), le second "La correspondance de Robinson" [6] fut publié dans les actes de la Table Ronde de Strasbourg en 1976. En 1978, il entreprit une collaboration scientifique fructueuse avec Alain Lascoux. Celle-ci dura jusqu'à la fin de sa vie. Dans la liste des publications de Marco qui apparaît dans [2] on peut déjà voir une liste de quinze articles publiés conjointement. Certains ne sont pas d'une lecture facile. C'est vrai, cependant leur apport est décisif: l'intégralité des polynomes de Foulkes, l'étude des polynomes de Schubert, l'étude de toutes les algèbres qui procèdent du jeu de taquin, ...

En 1990 Alain Lascoux et Dominique Perrin ont assuré la publication d'un Festschrift original en l'honneur de Marco, le volume "Mots". On peut lire dans la préface: "Le volume que voici est un hommage à Marcel-Paul Schützenberger offert par ses amis et disciples. Bien que ceux qui ont contribué à ce volume ne forment qu'une faible partie de l'ensemble total de ses amis, élèves, disciples, admirateurs et épigones, la diversité de leurs contributions témoigne qu'ils appartiennent à des espèces variées. Le résultat est ce livre aux facettes multiples qui comprend des raisonnements mathématiques tout aussi bien que des analyses historiques." Notre devoir désormais est de rendre ce livre accessible à un plus large public, peut-être à l'aide de l'édition électronique.

Comme Herb l'a mentionné dans sa note, Marco était très impliqué dans sa lutte contre les bigots du darwinisme. Son autre bête noire était l'intelligence artificielle. Quand on lui demanda d'envoyer une contribution au volume "Le Savant et la Foi" [7] dans lequel on "a regroupé dix-neuf contributions de scientifiques qui disent pourquoi ils sont chrétiens et comment ils concilient leur foi avec leur activité de chercheur", Marco envoya un article intitulé "Intelligence artificielle, néo-darwinisme et principe anthropique." L'article n'est pas un essai théologique, mais plutôt une analyse très convaincante des failles des théories cosmologiques d'aujourd'hui, comme le néo-darwinisme, avec ou sans l'aide de l'intelligence artificielle!

Marco était-il croyant? Nous avons eu de nombreuses discussions sur la religion, mais elles étaient trop personnelles pour être rapportées ici. En tout cas, sa famille était de culture luthérienne. A la fin de sa vie, il avait atteint un état de pleine sérénité. De son lit d'hôpital il me disait en juin dernier: "Mon pauvre Dominique, je suis tout déglingué." Alain Lascoux est resté avec lui jusqu'à la fin; il présentera la teneur de leur ultime travail en commun lors du prochain séminaire lotharingien à Bellagio.

Le nom de Schützenberger est bien connu en Alsace. L'un de ses ancêtres était le grand chimiste Paul Schützenberger, qui découvrit les acétates de cellulose. Comme beaucoup de famille alsaciennes francophiles, son arrière-arrière grand-père quitta Strasbourg juste après la guerre de 1870.

Il laisse une fille, Hélène, qui lui fut d'un grand réconfort lorsqu'il devint très malade. Sa femme Hariati mourut en 1993 et son fils Mahar se tua dans un accident d'automobile en 1980 à l'âge de vingt-trois ans. L'une des photos montre Marco avec Mahar alors âgé de quatre ans. La photo fut prise en Amérique sur un ferry en route pour le Cap Hatteras.

On ne meurt pas tant qu'on vit dans la mémoire des autres.

[1] Herb Wilf, Marcel Paul Schützenberger 1920-1996

(http://ejc.math.gatech.edu:8080/Journal/Volume_3/Html/v3i1f1.html)

[2] M. Lothaire. Mots (Mélanges offerts à M.-P. Schützenberger), Hermès, Paris, 1990.

[3] Samuel Eilenberg. Automata, Languages, and Machines, vol. 1. Academic Press, New York, 1974.

[4] Dominique Foata et Marcel-Paul Schützenberger. Théorie des polynomes Eulériens, Lecture Notes in Math. 138, Springer-Verlag, Berlin, 1970.

[5] M.-P. Schützenberger. Quelques remarques sur une construction de Schensted, Math. Scandinavica, vol. 12, 1963, p. 117-128.

[6] M.-P. Schützenberger. La correspondance de Robinson, Lecture Notes in Math., no. 579, Springer-Verlag, Berlin, 1977, p. 59-113.

[7] Jean Delumeau, ed. Le savant et la Foi, Flammarion, Paris, 1989.

Dominique Foata

Strasbourg, September 20, 1996.