La quête de M. P. Schützenberger

en Médecine et Biologie

Les hommages rendus par ses amis à M. P. Schützenberger, lors de sa disparition en 1996, ont laissé dans l'ombre un pan de son œuvre scientifique concernant sa démarche médicale et biologique, même si tous l'ont évoquée, de façon claire et précise. L'estompe est normale, car à la fin de sa vie, ne quittant plus guère son domicile parisien, il s'était surtout entouré de mathématiciens et de théoriciens. L'essentiel de leur collaboration se trouve exposé dans l'ouvrage collectif Mots paru chez Hermès sous la signature de Lothaire, "nom qui recouvre plusieurs entreprises réalisées autour de la réflexion et activité schützenbergiennes". Comme l'écrivent excellemment les deux maîtres d'œuvre, Alain Lascoux et Dominique Perrin, "bien que ceux qui ont contribué à ce volume ne forment qu'une faible partie de l'ensemble total de ses amis, élèves, disciples, admirateurs et épigones, la diversité de leurs contributions témoignent qu'ils appartiennent à des espèces variées. Le résultat est ce livre aux facettes multiples qui comprend des raisonnements mathématiques aussi bien que des analyses historiques."

Cela fait, et fort bien, il est bon de se pencher sur sa quête dans le domaine des sciences de la vie, non moins riche, originale en ses ouvertures, éclectique par ses intérêts, solide en ses conclusions. Par commodité, nous diviserons la présentation en deux parties. La première concernera son activité médicale sous l'égide du Professeur Turpin, la seconde sa collaboration à Poitiers avec le Professeur Gavaudan dont il devint un peu le fils spirituel et bien aimé. Sans prétendre à une vaine exhaustivité nous indiquerons à grands traits les lignes directrices, renvoyant le lecteur à la bibliographie qu'ont donnée Gérard Lallement et Dominique Perrin dans une plaquette parue en avril 1997, chez Springer Verlag à New York.

- Recherches médicales. Le principal en ce domaine est axé sur sa thèse de médecine consacrée à une Contribution à l'étude statistique du sexe à la naissance. Puis, après un détour vers l'analyse séquentielle utile aux biologistes, nous évoquerons sa position éthique vis-à-vis des problèmes de stérilisation.

I. La Contribution à l'étude statistique du sexe à la naissance, travail que l'Académie Nationale de Médecine couronna du prix du Baron Larrey, a porté sur 14 230 familles de cinq enfants ou plus, soit un total de 95 875 naissances. En voici les principales conclusions.

• Les familles où il existe un fort excès de garçons ou de filles sont nettement plus nombreuses que ne le voudrait un schéma binomial.

• L'intervalle qui sépare deux naissances consécutives de même sexe est plus court que l'intervalle de deux naissances de sexes différents.

• Tout se passe comme si l'organisme maternel réagissait au sexe du fruit de la conception assez durablement pour influer sur le sexe de l'enfant suivant.

• Il existe donc des périodes gynophiles favorables à la naissance de filles et des périodes androphiles favorables à la naissance de garçons.

Pour nettes qu'elles soient, ces conclusions n'ont pas attiré l'intérêt des chercheurs quant aux causes des disparités. Sans doute la difficulté de pousser plus avant était-elle trop grande à l'époque, mais l'explosion de la génétique "moléculaire" devrait, sinon apporter un début de réponse, en tout cas relancer la quête sur ce qui demeure une énigme, en particulier au niveau du sex-ratio, toujours en faveur des garçons à la naissance, du moins dans le monde occidental (sauf également à Hiroshima après l'explosion atomique de 1945, mais il semble que là un début de réponse ait été avancé).

Ces recherches se poursuivirent sur les jumeaux, puis dans l'étude des dermatoglyphes d'enfants anormaux. On sait que le Professeur Turpin, convaincu de l'avenir et de l'importance de l'application à la biologie des règles et méthodes de la statistique mathématique, lui confia le soin de diriger les thèses de doctorat en médecine de Mesdames Deroche et Pronque-Levinet et de Jérôme Lejeune. Ce dernier devait quelque temps plus tard découvrir la cause du mongolisme dans cette aberration chromosomique qu'est la trisomie 21.

II. Analyse séquentielle. Bien que technique, cette recherche relève de la statistique théorique. Ses applications se retrouvent au niveau des essais cliniques, médicaments en particulier, pour lesquels le nombre de cas étudiés n'est pas fixé à l'avance. Par exemple, les patients se présentent l'un après l'autre, l'intérêt est alors de ne poursuivre le traitement que si nécessaire ou, éventuellement, de l'arrêter.

C'est Wald qui, aux Etats-Unis, a mis au point cette méthode, en 1947. M. P. Schützenberger en a tout de suite saisi l'intérêt, puisque sa publication sur "Une Application de l'analyse séquentielle" est parue dans le numéro 60 de la revue La Semaine des Hôpitaux de Paris en date du 14 août 1949.

Il est donc très probablement le premier à avoir introduit cette technique en France. Sans entrer dans les détails mathématiques et selon une démarche constante chez lui, il en a donné un exemple didactique simple, immédiatement utilisable par les fabricants de médicaments en particulier.

En gros, l'effectif de l'échantillon n'étant pas fixé à l'avance, on définit deux fonctions de décision : a_(n) - acceptation - ou r_(n) - rejet. Si k_(n) est le nombre total des valeurs non acceptables trouvées lors d'un essai de taille n, alors on obtient :

une acceptation si k_(n) = a_(n)

un rejet si k_(n) = r_(n)

un prélèvement d'une nouvelle unité si a_n < k_n < r_n

Il en résulte une très grande économie de moyens en temps comme en coût, en particulier lors des contrôles destructifs (pilules, ampoules, ...). Son application fut quasi immédiate chez les industriels concernés. Notons que, en mathématicien, au-delà de cet exemple premier, médical et didactique, il rend compte de l'analyse de Wald, très rigoureusement, dans sa thèse de mathématiques, soutenue un peu plus tard, en 1953.

Au travers de cet exemple banal, il apparaît comme l'une des personnes les plus soucieuses, à la fois de rigueur et de sens pratique, alors que tout dans sa personnalité aurait pu porter à croire qu'on avait affaire à un chercheur extrêmement brillant, certes, mais pas du tout concret. En particulier, son sens pédagogique était remarquable, toujours mis à la portée de tous. Thom l'avait fort bien jugé, qui disait "Schütz passe pour obscur, mais il est très clair et c'est un fort bon maître pour qui veut l'entendre."

III. Sur les problèmes de stérilisation humaine. Il s'agit d'une prise de position connue, qui a fait l'objet d'une publication en 1951, dans le numéro 3 de la revue La Raison, en collaboration avec le Docteur Duchêne, publication parue sous le titre "Bilan de la génétique vis-à-vis des problèmes de stérilisation". Pour mince qu'elle soit, cette publication, en son réquisitoire final, est sans appel.

En ces lignes, on retrouve cette morale hautaine dont parlait si bien Jean-François Perrot dans l'hommage qu'il lui a rendu, d'autant plus haute qu'intransigeant envers lui-même et ne s'abaissant pas à aucune compromission, il demeurait indulgent et compréhensif envers les autres.

- Recherches en biologie. Curieusement, ses premières publications dans le domaine des sciences de la vie ne concernent pas la médecine, mais une série d'études concernant les narcotiques indifférents (indifférents quant à la forme de la molécule incriminée) et leur action sur les chimio-récepteurs de la langue. Menées en collaboration et sous la direction du Professeur Gavaudan, chef du service de biologie cellulaire des services chimiques de l'Etat au centre du Bouchet près de Paris, elles devaient se poursuivre lors de la nomination de ce dernier comme professeur de botanique à la Faculté des Sciences de Poitiers.

Ce fut le début d'une longue amitié, confinant à l'admiration réciproque, qui devait les mener, avec l'aide de collaborateurs très proches, Dodé, Brebion, Mademoiselle Poussel, Guyot, etc., à se pencher sur la pharmacodynamie des chimio-récepteurs de l'olfaction.

Dès 1950, le Professeur Gavaudan lui avait demandé d'assumer un enseignement de statistique mathématique appliquée à la biologie. C'est dans cette fréquentation renouvelée toutes les semaines pendant vingt-cinq ans, même lorsqu'il fut nommé à Paris, que devaient se former, s'épanouir et se diversifier les qualités propres de M. P. Schützenberger et lui donner sur le plan culturel la stature d'un savant. Cette collaboration ne s'éteindra qu'à la mort de Pierre Gavaudan, en 1985. Son étude et sa présentation relèvent davantage de la plume d'un biographe que du spicilège, füt-il étendu, des travaux scientifiques. C'est dire assez, tant la matière en est riche, qu'il y faudra du temps, de la patience et quelque don d'écriture assez privilégié d'une tout autre envergure que celle de l'humble signataire de ces lignes.

- Sur le darwinisme. Il n'est guère possible de le quitter sans évoquer ses dernières prises de position sur le darwinisme. Mutatis mutandis, avec beaucoup de modestie dans la comparaison, ce combat n'est pas sans rappeler celui d'Einstein, non contre la mécanique quantique, mais contre l'explication qu'en donnait l'Ecole de Copenhague. Einstein la comprenait parfaitement, en reconnaissait la puissance, l'appelait "la théorie la plus réussie de notre temps", mais il ne l'admettait pas comme base de la physique théorique. On connaît sa phrase célèbre : "Je suis vaincu, pas convaincu".

De même, M. P. Schützenberger avait fort bien assimilé la démarche de Darwin qu'il pouvait exposer et exposait effectivement de façon claire, didactique et classique. Il en avait d'ailleurs lu tous les livres dans le texte de langue anglaise, ce qui doit être rare chez nombre de thuriféraires darwiniens, les traductions, si bien faites soient-elles, laissant toujours à désirer, parfois même jusque dans les titres. Pour lui cette œuvre si considérable et géniale qu'il admirait n'était qu'un jalon sur la route de l'évolution de la pensée scientifique et humaine.

Malheureusement le dialogue, avec ceux qui ne partageaient pas son point de vue, tourna vite à la bataille de rues : la faute à Schütz, disaient ses adversaires. Notons cependant que les grands noms que sont Mayr et Monod ont toujours manifesté à son égard un intérêt constant pour ses idées et que le respect qu'ils avaient de sa culture, de sa personne, de ses prises de position scientifiques a toujours été de mise. N'est pas grand qui veut, ni tolérant qui le dit.

De ces figures scientifiques, il en est une que l'on peut détacher, car elle fut sans doute l'une des dernières personnes, sinon la dernière, à avoir eu des échanges épistolaires avec lui, à quelques jours de sa disparition : Yves Bouligand. On en connaît le père, on en reconnaît le fils. Fin, cultivé, excellent et fort original biologiste, ces qualités sont garantes d'une tolérance et d'une compréhension aussi rares que profondes. Au-delà de leur correspondance privée – une ou deux lettres, et Schütz gisait déjà – Bouligand a évoqué dans La Petite fronde anti-darwinienne des années récentes, la position des deux mathématiciens de renom que sont René Thom et Marco Schützenberger et, plutôt que d'en faire un commentaire inférieur à l'écrit, renvoyons le lecteur à cette plaquette d'une trentaine de pages, documentée et construite, en laquelle Yves Bouligand, ne s'abaissant à aucune polémique, même lorsque son point de vue diffère de celui de ses interlocuteurs, place le débat à une hauteur qui fait honneur à la Science.

L'affaire n'est pas close, une théorie n'étant que le reflet d'une époque, d'un intérêt, d'une culture, les idées étant filles de leur siècle avant que d'être celles de leur père.

Le Professeur M. P. Schützenberger, mathématicien de renom international, mais également médecin et biologiste de valeur, précurseur de Lejeune dont il dirigea la thèse, grand et très cher ami de Benoît Mandelbrot, collaborateur de Gavaudan, ce botaniste trop méconnu, l'un des derniers tenants de la théorie de la métamorphose des plantes de Gœthe, nous a quittés discrètement, à l'accoutumée, dans un été de fin de siècle, il y a cinq ans déjà, nous laissant orphelins de nous-mêmes.

Au-delà d'Anne Ancelin, dont il fut le prime compagnon, puis celui d'Hariati, au-delà de son fils Mahar, trop tôt disparu, demeurent et demeureront, en la mémoire des autres, le savant, le philosophe, l'Académicien, l'homme tout simplement.

Demeure aussi sa fille, Hélène Schützenberger-Bojarski qui, d'une autre main et dans un autre domaine, a repris le flambeau de cette recherche éclairée, toute entière consacrée au bien public, et ce, avec quelque bonheur.. Dans la lignée de l'arrière grand-père, Paul Schützenberger, ami d'Aurore Sand, Alsacien d'irréductible orgueil et d'irréductible grandeur, fondateur avec Lauth de l'Ecole de Physique et Chimie de Paris, découvreur de l'acétate de cellulose et des hyposulfites, qui sut accueillir Pierre et Marie Curie de façon totalement généreuse et désintéressée. Dans la lignée de Marco, qui était si fier de sa fille.

Savant à l'origine de découvertes scientifiques aussi originales que fécondes, et tout à la fois de découvertes d'hommes à la naissance de leurs personnalités, qu'il a marquées de son sceau, tout en les laissant se révéler et s'épanouir en leurs qualités propres, il apparaît comme une puissance de création et de générosité, épousant cette montée vers un humanisme authentique, qui n'en finit pas de retomber dans l'éclatement diasporique de tant de dons de l'esprit et du cœur.

J. B.

Poitiers, mars 2001.